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تاريخ النشر September 8, 2022
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Sleiman Frangié, au nom du grand-père
الكاتب: Jeanine JALKH - L’Orient-Le Jour

La vie ne lui a pas fait de cadeaux. Il continue pourtant de croire en sa bonne étoile. Sleiman Frangié est candidat à la présidentielle pour la énième et « dernière » fois, assure-t-on dans son entourage. Il sait que ses chances sont loin d’être nulles. Mais que les obstacles, eux aussi, demeurent nombreux. Lui qui a grandi dans une famille politique traditionnelle a eu amplement le temps d’assimiler la complexité d’une telle échéance dans un pays comme le Liban. Ici, nul besoin de convaincre les uns ou les autres en présentant le « meilleur » projet possible. Il s’agit plutôt de se frayer un chemin, d’exister, diront certains, au travers d’un ensemble d’équilibres subtils sur les scènes interne et régionale. Dans son chalet suisse de Bnechei, Sleiman Frangié nous reçoit tel qu’il est. Avec lui, pas de faux-semblants. « What you see is what you get », comme disent les Anglo-Saxons. Devant ses convives, il raconte son ambition de vouloir « laisser une trace dans l’histoire » s’il est élu président, mais jure qu’il n’est pas prêt à briguer cette fonction à n’importe quel prix. Le leader du Nord joue à quitte ou double : soit il réussit son pari en étant coopté comme le candidat le plus « propice » pour cette période, soit il s’adonnera plus souvent à sa passion première : la chasse. Sur les murs de sa demeure, le cortège d’animaux sauvages empaillés raconte son amour pour ce sport qui lui a fait connaître les contrées les plus impénétrables du monde, de l’Himalaya au Grand Nord canadien en passant par la Sibérie. Le chef des Marada est un excellent « conteur d’aventures », jovial et attachant. Mais il semble moins doué quand il s’agit de communication politique. Son discours, par moments un peu trop simple, est une arme à double tranchant. S’il parvient à faire passer des idées complexes par des formules intelligibles, l’exercice lui réussit moins lorsqu’il se laisse aller à des grandes thèses sur le redressement économique du pays ou encore sur les rouages de l’appareil judiciaire.
Taxé d’homme politique féodal, il voudrait recueillir, avant qu’il ne soit trop tard, les dividendes de cet héritage : son appartenance à une famille politique influente – son grand-père du même nom a été président de la République de 1970 à 1976 – fait de lui, du moins aux yeux de ses partisans, un candidat « naturel » pour concourir à la magistrature suprême. C’est ainsi qu’il apparaît également aux yeux d’une large partie de l’establishment politique traditionnel, « dont il est le meilleur disciple et dont il saura le mieux protéger les intérêts », d’après un analyste qui le connaît bien et qui a requis l’anonymat. Selon cette logique, « Slimmy » (surnommé ainsi pour le distinguer du grand-père) n’a plus qu’à attendre l’alignement des astres – c’est-à-dire un consensus interne et externe autour de sa candidature – pour poser ses valises à Baabda.

« Ouvrir un dialogue avec la Syrie »
Tout le monde, y compris ses adversaires, lui reconnaît des qualités humaines indéniables : il est fidèle et sincère, ouvert au dialogue et profondément soucieux de l’avenir du Liban. Moins fort et surtout beaucoup moins clivant que les deux autres leaders maronites, Samir Geagea et Gebran Bassil, il est le seul des trois à pouvoir espérer décrocher la timbale. Mais pour ce faire, il doit se réinventer sans se renier, à 56 ans. Enlever le costume du candidat d’un camp, celui du 8 Mars, auquel il a toujours appartenu et qu’il ne compte pas quitter, et enfiler celui d’une figure pouvant faire consensus pour l’ensemble du spectre politique. « Les étiquettes sont trompeuses », se défend Sleiman Frangié. « Beaucoup de candidats sont aujourd’hui faussement qualifiés de consensuels ou se présentent comme tels parce qu’ils sont en faveur du désarmement du Hezbollah et frileux pour une reprise des relations avec la Syrie. Ce sont, en réalité, des figures dites consensuelles qui gravitent dans des orbites politiques déterminées », précise-t-il. À ses yeux, un président n’est pas consensuel en raison de sa personnalité ou de ses prises de position politiques mais parce qu’il porte un projet « rassembleur ». Lequel ? Ce n’est pas clair pour le moment. Ce qui l’est, en revanche, c’est son affiliation à l’axe irano-syrien. Le fils de Zghorta le dit et le répète sans sourciller : sa relation avec la famille Assad est historique et intouchable ; son soutien à la « résistance » et au Hezbollah tout aussi sacré. Son grand-père avait noué un lien d’amitié avec Hafez el-Assad devenu son partenaire au jeu de trictrac lorsqu’il était à Lattaquié, où il s’était enfui en 1957 après un meurtre dont il était accusé, commis dans l’église de Miziara. Contre vents et marées, les Frangié vont maintenir des relations privilégiées avec les Assad, tout en affichant leur patriotisme libanais.
C’est cette même formule que le petit-fils espère aujourd’hui reproduire. À cette différence près que les relations entre Damas et Beyrouth n’ont plus du tout la même résonance auprès d’une large frange de Libanais hostiles à toute reprise des contacts avec la Syrie, perçue comme source de nuisances pour le Liban.
« L’intérêt du Liban est d’ouvrir un dialogue avec la Syrie. S’il faut attendre la chute du régime, cela ne se fera pas dans un avenir proche », dit Sleiman Frangié, reconnaissant toutefois, a minima, que le pays voisin n’est pas l’exemple type d’un État « démocratique ».
« Le pays a besoin d’un homme d’État, pas d’un expert »
Orphelin de ses deux parents assassinés en juin 1978 avec sa petite sœur, sur fond de tension et d’hostilité interchrétienne entre les Kataëb et les Marada, Sleiman Frangié est élevé par son grand-père. Ce dernier est un personnage figé dans les traditions et connu pour son caractère affirmé, parfois belliqueux. Pour combler le vide laissé par la tuerie d’Ehden, il va couver le jeune Sleiman jusqu’à le gâter. Parvenu à la fonction la plus avancée de la République sans trop de peine, sans niveau d’instruction universitaire et en comptant uniquement sur son leadership traditionnel, le grand-père n’a jamais considéré les études comme un prérequis pour la conquête du pouvoir. C’est dans cet esprit qu’il va élever le jeune Slimmy, arraché aux lumières de la ville et aux bancs de son lycée de l’Athénée de Beyrouth après le drame familial. Alors qu’un proche de sa famille insistait pour qu’il soit envoyé en Suisse pour poursuivre ses études, le grand-père en décide autrement. Il le ramène à Zghorta pour en faire un leader local avec les moyens du bord. « Le pays a besoin d’un homme d’État à la présidence, pas d’un expert », tranche aujourd’hui Sleiman Frangié.
Il devra attendre la fin de la guerre pour refaire son immersion en ville et inaugurer son parcours politique en occupant, à partir de 1990, plusieurs postes ministériels, dont celui de la Santé entre 1996 et 1998 et entre 2000 et 2004 (gouvernements Rafic Hariri) et celui de l’Intérieur entre 2004 et 2005 (gouvernement Omar Karamé). Les choses se gâtent en 2005. Sleiman Frangié est à l’Intérieur au moment de l’assassinat de Hariri. Il est pointé du doigt, à l’instar des autres figures prosyriennes. Une fois les esprits quelque peu apaisés, on se souviendra qu’il avait pourtant ordonné que la scène du crime soit préservée afin que les preuves ne soient pas altérées. Un acte « courageux » et « sage » que lui reconnaissent à ce jour des faucons parmi les haririens. C’est probablement ce drame qu’il avait lui-même vécu, plus jeune, qui le rapprochera sur le plan personnel du chef du courant du Futur, Saad Hariri, avec qui il continue d’entretenir à ce jour de bonnes relations.
L’ancien Premier ministre avait renversé la table en 2016 en appuyant la candidature de Frangié à la présidence. Sans la contre-attaque de Samir Geagea qui, en réaction, a conclu une entente avec Michel Aoun, la séquence aurait pu se terminer sur une note beaucoup plus positive pour le chef des Marada. Six ans plus tard, il a l’avantage de ne plus être mis en concurrence avec Michel Aoun et d’être, a priori, le favori du Hezbollah. Il peut également se targuer d’avoir encore le soutien de Saad Hariri et d’une large partie des sunnites. Ce n’est pas rien, mais pas suffisant non plus pour accéder au trône. Le leader du Nord doit encore surmonter deux obstacles majeurs : son manque de « représentativité » sur la scène chrétienne et le coût politique de sa relation avec le Hezbollah.
« Un véritable fardeau »
Née de manière circonstancielle, elle est aujourd’hui l’une des composantes structurelles de sa politique. « Ma relation avec Hassan Nasrallah a commencé en 2004. Le fait d’être injustement pointé du doigt dans l’assassinat de Rafic Hariri a facilité ce rapprochement », raconte Sleiman Frangié. Une union dans l’adversité, puisque le Hezbollah était lui aussi (et reste) parmi les suspects. Leur relation va perdurer et se renforcer au fil des ans.
Dans l’optique de M. Frangié, il n’est pas question pour l’heure de désarmer le Hezbollah. Certainement pas par la force en tout cas, aussi longtemps que ce dossier sensible continue de dépendre étroitement d’un compromis dépassant les frontières libanaises. À l’inverse de nombreux proches ou alliés du parti chiite, il ne fait toutefois pas de surenchère idéologique. Ses proches répètent à l’envi que, bien qu’il soit « le fils légitime » de la Syrie, il ne s’est jamais rendu à Anjar, le haut lieu des services de renseignements syriens du temps où Damas occupait le Liban. Il n’a jamais non plus demandé des faveurs aux Syriens, assurent ses conseillers. « Lorsque les Syriens étaient au Liban, je ne bénéficiais que d’un seul portefeuille ministériel. Maintenant qu’ils sont partis, je peux en solliciter deux », dit le candidat qui assure que sa relation privilégiée avec Damas ne sera jamais aux dépens des priorités nationales libanaises. L’ancien Premier ministre Omar Karamé, issu lui aussi d’une grande famille politique du Nord et également proche de Damas, se plaignait pourtant quelquefois d’un traitement de faveur que les Syriens auraient réservé à « Slimmy ». Il l’appelait d’ailleurs le « ministre chouchouté ».
Son comportement dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth soulève toutefois des questions. L’enquête est encore en cours, mais plusieurs éléments indiquent une possible responsabilité du Hezbollah et du régime syrien dans l’importation du nitrate d’ammonium qui a explosé le 4 août 2020. Mis en cause en sa qualité d’ancien ministre des Transports, Youssef Fenianos, qui appartient au clan Frangié, a refusé à plusieurs reprises de se présenter à l’interrogatoire. Sleiman Frangié l’a assuré de son soutien. On raconte dans les coulisses que le chef des Marada a confronté M. Fenianos avec les accusations qui lui étaient imputées. « Si vous êtes certain de votre innocence, pourquoi donc vous dérober à la justice ? » lui aurait-il demandé. Question inutile puisqu’il finira par prendre sa défense et par s’aligner sur ce qui est devenu depuis un véritable bras de fer lancé par plusieurs pôles de l’establishment politique contre le juge d’instruction, Tarek Bitar. Comment expliquer la réaction de Sleiman Frangié, qui dit pourtant vouloir rompre avec ce genre de pratiques ? A-t-il fait preuve de loyauté envers l’un des siens ou envers son camp ? Devant nous, il se contente de dénoncer une enquête qu’il estime être « politisée ».
« Sleiman Frangié ne peut en aucun cas s’extraire de son camp politique. Il est possible qu’il puisse faire l’objet d’une entente, mais non d’un compromis », décrypte un bon connaisseur de la scène politique, qui a requis l’anonymat. Ses proches en ont conscience et vont même jusqu’à dire que les affinités du leader du Nord « peuvent parfois être un véritable fardeau ». Insurmontable ? Peut-être pas, mais il faudra d’abord régler la « question chrétienne ». Au Liban, la présidentielle est avant toute autre chose une affaire entre maronites. Et dans cette arène, il paraît assez isolé – les Marada n’ont obtenu qu’un siège lors des dernières législatives, celui de Tony Frangié, fils de Sleiman, arrivé lui-même deuxième à Zghorta. Ses relations avec Gebran Bassil, chef du CPL, sont exécrables. La route vers Baabda, si elle se dessine, devra pourtant passer par le gendre de Michel Aoun. Car elle ne peut passer par Samir Geagea. « Entre Samir Geagea et moi, il y a une histoire d’inimitié que nous avons surmontée lors de la rencontre de Bkerké. Mais je suis toujours disposé à lui tendre la main pour que l’on construise le pays », dit Sleiman Frangié.
En novembre 2018, les deux hommes étaient réunis pour une réconciliation historique. Samir Geagea était de marbre. Sleiman Frangié, lui, particulièrement ému. C’est toute une page de son histoire qu’il cherche alors à tourner, le chef des FL étant accusé d’avoir participé à la tuerie d’Ehden, ce que l’intéressé nie. « C’était le pardon entendu dans son sens le plus noble et je n’ai rien demandé en retour, notamment au plan politique », assure-t-il. « Je ne veux pas que Tony et Bassel (ses fils) grandissent dans la haine », précise-t-il, assurant qu’il a également pardonné à Hanna Challita, l’un des auteurs de l’assassinat de ses parents – arrêté en 1994 par les services de renseignements de l’armée.
Le leader de Zghorta se présente comme un « laïc convaincu ». S’étant lui-même remarié, il a brisé un tabou dans son milieu. Son fils, Tony, a pour sa part épousé une sunnite. « Qu’on me dise où se trouve notre intérêt, nous les chrétiens, à pointer du doigt avec autant d’insistance les divergences (communautaires et sociologiques) entre Libanais au point d’en arriver à détruire notre pays. Cette dynamique va anéantir les chrétiens en premier », fait valoir le candidat. « Ma foi, je la déclare haut et fort, mais mon christianisme n’est pas mon identité politique », ajoute-t-il, comme pour se différencier de ses concurrents et suggérer qu’il pourrait être le président de tous les Libanais.