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تاريخ النشر June 21, 2018
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LIBAN : 40ème COMMEMORATION DE LA TUERIE D’EHDEN…
الكاتب: Richard Labévière

« Quarante ans se sont écoulés depuis le massacre d’Ehden et c’est comme si cette tragédie avait eu lieu hier. Quarante ans ne pouvaient pas effacer de la mémoire un massacre aussi douloureux qui s’est imprimé dans notre histoire et notre conscience. Quarante ans que nous nous retrouvons pour commémorer les martyrs : Tony Frangieh, sa femme Véra, leur fille Jihane et une pléiade de villageois-résistants. Nous ne nous retrouvons pas pour raviver les blessures – surtout qu’on a pardonné – ni pour la recherche d’un quelconque gain politique ou populaire, mais afin de prier et témoigner de leur sacrifice et pour tirer les leçons de cette tragédie en attendant une réconciliation courageuse. Celle-ci ne peut se fonder que sur la vérité historique et une purification de la mémoire ».

A mille cinq cents mètres d’altitude dans les montagnes du nord du Liban, au cœur du village d’Ehden, l’homélie de monseigneur Estephan Frangieh résonne gravement, unifiant le ciel et ce morceau de terre où une foule de quelque trois mille personnes, partiellement rassemblées sous un chapiteau dressé à proximité du palais, sont venus rendre hommage à une certaine idée du Liban : le « pays-message » de Jean-Paul II où les Chrétiens (et pas seulement les Maronites) constituent autant de passerelles entre les communautés, récusant toutes formes de purification ethnico-religieuse, celles des assassins du 13 juin 1978.

Ce soir-là1, depuis minuit, les unités de combat Kataëb, le parti phalangiste de la famille Gémayel, bouclent la région d’Ehden, le cœur du fief de la famille Frangieh. 4 heures du matin : un coup de canon donne le signal de l’assaut. Maîtres d’œuvre de « l’opération Cèdre », les services secrets israéliens ont monté une opération secrète dans l’opération : persuader Béchir Gémayel d’en confier le commandement à Samir Geagea pour être sûrs d’atteindre les objectifs visés. Le député Tony Frangieh, sa femme Véra et leur fille Jihane, âgée trois ans, sont assassinés. Vingt-huit villageois qui tentent de résister aux assaillants sont tués. En éliminant un dirigeant chrétien de premier plan hostile à Israël, le Mossad vient d’inventer le concept d’« assassinat ciblé ». Il offre ainsi le pouvoir chrétien à Béchir Gémayel, portant à la présidence de la République libanaise une famille qui lui est favorable et à travers laquelle Tel-Aviv pense pouvoir signer une paix séparée avec le Liban, comme il vient de le faire avec l’Egypte de Sadate. Inaugurant une longue série de guerres interchrétiennes, la tuerie d’Ehden resserre le « nœud maronite » entre les phalangistes et autres Forces libanaises alliés à Israël et les Arabes chrétiens qui revendiquent leur pleine et entière appartenance au monde arabe. Quarante ans plus tard, le nœud n’est pas desserré. Sleimane Frangieh, le fils du député assassiné, incarne l’avenir des Arabes chrétiens, un combat qui constitue un démenti au prétendu « choc des civilisations » qui voudrait voir s’affronter l’Occident et l’Orient.

Aujourd’hui, les assassins d’Ehden sont parfaitement identifiés : Pierre et son fils Béchir Gémayel, alliés aux services secrets de l’armée israélienne, et le chef du commando meurtrier Samir Geagea, un criminel de guerre multi-récidiviste. Malgré une curieuse amnistie survenue en juillet 2005, ce personnage maléfique demeure le responsable d’une longue, très longue série d’assassinats politiques et de massacres : Dany Chamoun, monseigneur Albert Khoraiche, les jeunes suppliciés du bassin numéro 4 du port de Beyrouth, les partisans d’Elie Hobeika, les villageois des montagnes du Chouf (1982/83) et le terrible cortège de soldats et officiers de l’armée libanaise (1984/90), dont le général Khalil Kanaan, sa femme ayant été grièvement blessée le 28 septembre 1986.

Monseigneur Estephan Frangieh poursuit son sermon de paix, mais résolument politique : « nous nous retrouvons après des élections parlementaires qui se sont déroulées calmement. Nous demandons à Dieu d’inspirer les gagnants afin qu’ils soient de bons représentants du peuple, exerçant leurs mandats avec honnêteté et sérieux pour servir notre nation/martyr déchirée depuis des décennies, placée au cœur des conflits internes, régionaux et internationaux. Lors de ces élections, nous avons vu des slogans retentir sur nos têtes, remplir rues et quartiers et pénétrer nos foyers par la télévision, d’autres médias et réseaux dits « sociaux ». Au-delà, bien au-delà, nous voulons nous souvenir aussi de la sagesse du président de la République Souleiman Frangieh et de son fameux slogan « ma Patrie a toujours raison », portant l’intérêt national au-dessus de toutes préoccupations personnelles et plus ou moins collectives, sinon communautaires. Ses choix panarabes et résolument nationaux ont coûté la vie à son fils Tony, sa famille et aux martyrs d’Ehden ».

Et c’est tout le sens de cette quarantième commémoration : « le martyr Tony Frangieh a refusé de voir sa patrie divisée, fragmentée et dépecée, de l’abandonner à ses ennemis prêts à toutes les trahisons pour conquérir le pouvoir. Défendant ses convictions patriotiques avec une sincérité limpide et un courage à toutes épreuves, il revit aussi par un message tout aussi fameux que celui de son père : ‘la partition du Liban ne passera que sur nos corps’. Certes, ces corps ont été meurtris, mais le Liban que Dieu a voulu message a résisté comme patrie de co-existence, de tolérance et d’acceptation de l’Autre. Et c’est bien là que réside la force du Liban, de notre Nation dont les citoyens doivent rester convaincus – aujourd’hui plus que jamais – qu’on ne se sauve pas soi-même par la négation et l’anéantissement de l’Autre ».

Dans le contexte très complexe de la formation d’un nouveau gouvernement libanais, les mots de monseigneur Frangieh prennent toute leur signification : « la force du Liban est de prêter attention à son frère avant de le laisser mourir ou blessé, coupé de sa terre ; la force du Liban est de considérer chaque Libanais comme son frère quelle que soient sa religion, son clan ou son affiliation politique ; la force du Liban est dans la préservation de son trésor public libéré de la corruption endémique qui tue l’État et ses institutions et mène à l’effondrement ; la force du Liban est dans sa jeunesse et ses emplois futurs dont dépendent l’avenir du pays ; la force du Liban réside dans la sincérité de ses dirigeants et leur détermination à travailler dans l’intérêt de tous, je dis bien tous les Libanais ».

Alibi pluraliste du dernier quotidien libanais de langue française L’Orient-la-Nuit, notre chère Scarlett Hadad soulignait dernièrement : « selon une personnalité qui suit de près le dossier de la formation du gouvernement, les Saoudiens auraient conseillé à Saad Hariri (premier ministre) de ne pas se précipiter, car les développements régionaux pourraient jouer en sa faveur et affaiblir indirectement ses adversaires… Ce qui est sûr, c’est que les contacts ne seront repris qu’après la fête du Fitr (marquant la fin du ramadan/15 juin). D’ici là, l’offensive de Hodeïda au Yémen contre les Hothis aura peut-être permis aux Saoudiens et à leurs alliés de renforcer leur position dans les région… »

Il est bien clair, et c’est un invariant de la politique libanaise, que le contexte géopolitique régional devrait pousser les Libanais à se doter d’un gouvernement compact et actif le plus rapidement possible. Mais, indépendamment de cette loi de thermodynamique, on revient invariablement à des blocages libano-libanais internes, au premier desquels la prétention des Forces libanaises de Samir Geagea (FL) à réclamer – avec le soutien de l’Arabie saoudite et d’Israël – 6 ministres (pas moins) alors qu’en conformité de leur bloc parlementaire, ils ne peuvent prétendre qu’à quatre portefeuilles, maximum ! Les Marada et affiliés de Sleiman Frangieh disposeront de deux ministères (un Sunnite et un Chrétien/Maronite ou Grec-orthodoxe), Hezbollah, Amal, Druzes et Mostaqbal (Courant du Futur) de Saad Hariri se répartissant les autres ministères en fonction du nombre de leurs députés. Selon plusieurs sources directement impliquées dans les tractations, le dossier du prochain gouvernement libanais devrait être bouclé d’ici le mois de septembre !

Quelles seront alors les priorités du nouveau gouvernement ? Si l’on tient compte des besoins immédiats de la population, les questions environnementales – au sens large – tiennent la corde. Le problème du ramassage des ordures et de leurs traitements appropriés n’est toujours pas réglé sérieusement. Par conséquent, la pollution, qui s’est propagée aux nappes phréatiques, met en péril la sécurité alimentaire. L’approvisionnement en électricité des foyers libanais reste – certainement – le dossier le plus ubuesque de la corruption structurelle de la classe politique libanaise. Et il est particulièrement cocasse de voir Samir Geagea (FL) expliquer ses différends avec le Courant patriotique libre (CPL) de Gibran Bassil (le gendre du président Michel Aoun) par le « marché des navires-centrales » !

Qu’en est-il ? A défaut d’avoir mis en chantier quelques centrales thermiques ou nucléaires pour assurer l’autonomie énergétique du pays, les ministres successifs de l’énergie ont passé contrat avec la Turquie pour louer des « navires-centrales ». En principe, ces derniers devraient contribuer à produire l’électricité nécessaire à l’essentiel de la consommation nationale. Non seulement, ce marché a donné lieu à passablement de commissions et rétro-commissions, mais en plus – et c’est le pompon ! – ces bateaux-lavoirs ne fonctionnent pas ! Cherchez l’erreur… Ne parlons pas du lobby des moteurs et groupes électrogènes qui s’engraissent sur le dos de ces pauvres libanais dont les coupures de courant continuent à rythmer la vie quotidienne…

Un deuxième dossier sollicitera toute l’attention du nouveau gouvernement libanais : celui de la dette publique de plus de 78 milliards de dollars. D’encourageantes perspectives de mise en exploitation des gisements gaziers off-shore par un consortium (Total/Eni/Gazprom) laissaient entrevoir une évolution positive jusqu’à ce que le voisin israélien se mette à grignoter les eaux territoriales libanaise, traitant la ZEE (Zone économique exclusive) du Pays du Cèdre comme un territoire occupé.

Cette nouvelle manifestation de l’occupation israélienne amène au troisième grand et invariable dossier de la défense nationale. Chaque jour que Dieu fait, marine et chasse israéliennes violent allègrement les eaux et l’espace aérien libanais. Organiquement et structurellement sous-équipée à cause des restrictions américano-israéliennes, l’armée libanaise doit impérativement poursuivre sa modernisation et son déploiement aux frontières. Pour l’instant – et heureusement – n’en déplaise à tous les complices d’Israël, les forces du Hezbollah empêchent l’infiltration des groupes jihadistes en territoire libanais et participent à la protection de l’intégrité territoriale et politique du pays2. Pour l’heure, et souvent à l’encontre des restrictions du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les autorités libanaises doivent favoriser le retour de la majorité de plus d’un million et demi de réfugiés syriens.

D’ici septembre prochain et une fois le nouveau gouvernement libanais aux affaires, le processus de la succession de Michel Aoun à la présidence de la République sera relancé. On l’a précédemment souligné, il est tout à fait inconcevable qu’un criminel de guerre comme Samir Geagea puisse oser imaginer prétendre à de telles fonctions. Ensuite, on voit mal le jeune et ambitieux Gibran Bassil (gendre de l’actuel président de la République) aspirer au palais de Babda, d’autant qu’il est doué d’une infinie propension à se faire détester de la majorité de ses concitoyens, sans parler des crispations récurrentes qu’il suscite à l’étranger…

En définitive et une fois encore, prochetmoyen-orient.ch – et c’est aussi le message de la dernière homélie de La Tuerie d’Ehden – estime que Sleiman Frangieh serait le plus à même d’assurer la succession de Michel Aoun dans la perspective d’un Liban apaisé, plus sûr et plus fort dans un Proche-Orient dont les déchirures ne vont cesser de s’aggraver…

 

 

http://prochetmoyen-orient.ch/liban-commemoration-de-la-tuerie-dehden/